CHAPITRE DOUZE
Il ne dénicha pas grand-chose, sans toutefois revenir bredouille. Cadfael s’immobilisa en haut de la rive sous le bord de laquelle le corps d’Ailnoth avait été le jouet des flots, avant d’être retenu ici par le léger courant latéral du canal de fuite. La souche du saule abattu, qui lui arrivait à peu près à la taille, dressait toutes ses branches semblables à des cheveux vert pâle. On voyait quelques pousses brisées sur la partie morte et dénudée du tronc, soit coupées à la hache, soit rendues par le temps sèches et cassantes. Un fil noir à demi déchiré, de la longueur d’un doigt, flottait au vent, solidement coincé dans une fente du bois. Il y avait aussi un morceau de tresse en laine de la même longueur que celui qui manquait au cordon d’une calotte noire. Avec le gel puis le dégel, ce qu’on aurait pu découvrir d’autre avait passé, blanchi, ou complètement disparu, une tache de sang par exemple, peut-être même un minuscule bout de peau. Il ne restait rien d’autre que ce filament sombre, agité par la brise, qui s’était retrouvé là quand la calotte était tombée et que le courant l’avait emportée parmi les roseaux.
Cadfael se hâta de revenir avec, dans les mains, ce tout petit témoin en laine. Il avait parcouru la moitié du chemin quand il entendit des voix s’élever dans la grande cour, où l’on distinguait des protestations, de la confusion et de l’énervement ; il ralentit le pas, il n’y avait manifestement plus besoin de se presser. Le piège s’était refermé et tant pis pour qui s’y trouvait pris. S’il était trop tard pour empêcher cela, Cadfael avait de quoi disculper un innocent ; mais peut-être ne serait-ce pas nécessaire. Le témoignage qu’il apportait imposerait sa lumière.
Ninian arriva à la piste carrossable et au pont enjambant la Meole ; il avait couru la plupart du chemin et se gendarma pour ralentir l’allure avant d’atteindre la grand-route. Près de l’extrémité du pont de Shrewsbury, il tira le capuchon de Sweyn pour se cacher le visage. Au moment d’arriver à la Première Enceinte, sur le qui-vive, mais sans excès, il s’arrêta, se rendant compte de sa chance et bénissant le ciel : il y avait tant de monde qui sortait de la ville pour gagner l’abbaye qu’il n’aurait aucun mal à passer inaperçu. Il suivit le flot, tendant l’oreille pour ne rien perdre d’intéressant et entendit son nom prononcé de partout avec une certaine satisfaction. Ainsi c’était lui qu’on s’attendait à voir arrêter ; mais ce n’était probablement pas ce que Hugh Beringar avait en tête puisqu’il avait perdu sa trace depuis plusieurs jours déjà, et rien ne permettait de penser qu’il la retrouverait aujourd’hui. Mais certains évoquaient la servante du curé sans même savoir par quel nom l’appeler. D’autres encore se livraient à des spéculations effrénées concernant deux ou trois personnes totalement inconnues de Ninian, mais qui semblaient avoir eu à souffrir de la rigueur et de la sévérité d’Ailnoth.
Apparemment il était arrivé à temps pour se joindre aux traînards qui quittaient seulement la ville, la rumeur ayant tardé à leur parvenir. En effet, de la ville à la porte de l’abbaye, la Première Enceinte était noire de monde. Juste au moment où Ninian y parvint, les dignitaires sortaient de la porte nord, immédiatement suivis du cercueil et de tous les religieux en procession solennelle. C’était l’unique danger qu’il devait éviter avant de savoir s’il serait contraint d’envisager le pire et de se livrer de son propre chef. Chacun de ces hommes le connaissait de vue et le reconnaîtrait immédiatement s’il apercevait son visage un instant, et saurait l’identifier rien qu’à son allure et à sa démarche. Il recula hâtivement, se mêlant aux curieux de l’autre côté de la rue et se glissa dans une ruelle étroite quand tous les moines furent passés. Derrière eux venaient les notables de la paroisse à qui leur dignité avait interdit, dès qu’ils eurent quitté l’église, de courir chercher un endroit bien situé dans le clos du cimetière. A leur suite se bousculaient tous les curieux de la Première Enceinte, aussi attentifs et passionnés que des gosses et des chiens après un colporteur, mais ils n’avaient pas leur innocente attente de merveilles.
Il eût été aussi malencontreux d’être seul, en dernière position, que de prendre la tête de la colonne. Ninian sortit de sa cachette et se joignit au cortège qui cheminait sur la Première Enceinte jusqu’au coin du champ de foire aux chevaux qu’il contourna devant les portes du cimetière, ouvertes toutes grandes.
Apparemment ils étaient nombreux à ne pas vouloir perdre une miette du spectacle tout en restant discrètement au second plan ; d’autres aussi, préférant ne pas se mêler complètement aux badauds, restèrent en dehors du cimetière pour suivre les événements. Cela tenait peut-être à ce que deux hommes de la garnison surveillaient l’entrée, sans avoir l’air d’y toucher. Même s’ils ne prétendaient pas interdire l’accès à quiconque, il convenait de les tenir à l’œil.
Ninian s’arrêta devant le large portail, un pied dehors, un pied dedans, se poussant du col pour voir par-dessus cette multitude, jusqu’au groupe réuni autour de la tombe. L’abbé et le prieur étaient tous les deux d’une taille au-dessus de la moyenne ; il les distinguait facilement parmi les autres. Il entendit les prières que Robert prononçait d’une voix doucereuse qui atteignait chaque oreille. Le prieur avait véritablement un timbre magnifique et aimait à en jouer dans toutes les circonstances spectaculaires de la liturgie.
Glissant d’un ou deux pas sur le côté, Ninian aperçut le visage de Diota, pâle, ovale, sous sa coiffe noire. Elle était tout près de la bière, ce qui était normal en tant que seul membre de la maison du curé. La courbe d’une épaule se pressait contre la sienne ; le bras passé sous le sien ne pouvait appartenir qu’à Sanan ; mais Ninian eut beau se démancher le cou dans tous les sens, il fut incapable d’apercevoir le visage tant aimé, des gens plus grands s’interposant sans cesse.
Il y eut comme un mouvement de marée quand les prêtres s’avancèrent au bord de la tombe et la foule suivit le rythme. On descendait le cercueil, avec les dernières oraisons. Sous le haut mur d’enceinte, les premières mottes de terre tombèrent sur la dépouille du père Ailnoth. C’était presque terminé ; rien n’avait troublé le décorum de la cérémonie. Une certaine agitation un peu désordonnée parcourut la cohue, annonçant que tout était fini. Les battements du cœur de Ninian s’apaisèrent et il recommençait timidement à espérer ; mais cela ne dura pas, car tout soudain une autre voix, très claire, s’éleva à côté de la fosse.
— Seigneur abbé, père prieur... Je vous prie de m’excuser d’avoir placé un garde à votre porte.
Le sang lui vibrait si fort aux oreilles que Ninian manqua la fin de la phrase, mais il comprit que cette voix devait être celle du shérif. Qui pourrait montrer autant d’autorité dans l’enceinte du couvent ? Quant à ce qui suivit, ce n’était que trop clair :
— Je suis ici pour m’emparer d’une personne que je soupçonne d’avoir assassiné le père Ailnoth.
Ainsi donc le pire était arrivé comme la rumeur l’avait annoncé. Il y eut un silence soudain, stupéfait, puis un grand bourdonnement confus, excité qui secoua la foule comme un vent violent. Ninian eut beau retenir son souffle et écouter de toutes ses oreilles, les mots suivants lui échappèrent. Certains de ses voisins, à l’extérieur du cimetière, s’étaient avancés pour ne rien perdre, et personne n’entendit les sabots d’un cheval qui avançait à bonne allure, passa le coin du champ de foire aux chevaux et fonça vers eux au trot. A l’intérieur des murailles s’éleva brusquement un cri ; des voix se mêlaient, on s’exclamait, protestait, on pressait de questions ceux qui étaient placés devant soi et on transmettait à ceux de derrière des informations pour le moins sujettes à caution. Ninian rassembla ses forces pour plonger parmi les badauds, se frayer un chemin et voler au secours de ses femmes qui étaient au cœur de la mêlée, sans défense. Voilà, c’était fichu, il avait perdu sa liberté, peut-être sa vie. Il respira à fond, posant la main sur l’épaule d’un homme qui lui barrait la route, car les curieux avaient abandonné toute prudence et s’engouffraient par l’ouverture de la porte.
Le mugissement indigné, plein d’effarement, qui s’éleva de dessous le mur d’enceinte l’arrêta net et l’écarta presque par la force du portail. C’était une voix mâle qui hurlait en prenant le ciel à témoin de son innocence. Ce n’était pas Diota ! Ce n’était pas Diota, mais un homme !
— Je vous jure, monseigneur, que je ne suis au courant de rien... Je ne l’ai pas vu de près ou de loin ni ce jour-là ni la nuit en question. J’étais chez moi, ma femme vous le confirmera ! Je n’ai jamais causé tort à personne, à plus forte raison à un prêtre... On vous a menti à mon sujet, je vous assure ! Seigneur abbé, aussi vrai que Dieu me voit...
Le nom parvint aux oreilles de Ninian de bouche en bouche à travers la foule.
— Jordan Achard... C’était Jordan Achard... On va arrêter Jordan Achard...
Ninian était tout tremblant, les jambes coupées par l’émotion, se souciant si peu de sa propre situation qu’il avait laissé le capuchon de Sweyn glisser et lui tomber sur les épaules. Derrière lui, le cheval s’était arrêté, s’agitant sans excès dans une fine poussière de neige fondue.
— Hé, toi, mon garçon !
Le manche d’un fouet le toucha légèrement dans le dos ; il pivota, tout surpris, regardant droit dans les yeux un cavalier qui se penchait vers lui, monté sur un beau rouan.
L’homme était grand, solide, avec un teint coloré ; la cinquantaine peut-être ; il était élégamment vêtu et le harnachement de sa monture étincelait. Sa voix, sa figure trahissaient l’autorité d’un aristocrate. Son visage barbu, viril, aux traits bien marqués, commençait tout juste à s’empâter et à perdre de sa netteté tout en restant remarquable. Le bref moment qu’ils passèrent à se dévisager s’acheva par un second petit coup de manche de fouet, dépourvu de méchanceté et un ordre bref :
— Oui, toi, mon gars ! Tiens mon cheval pendant que je vais aux nouvelles et tu n’auras pas à t’en plaindre. Que se passe-t-il là-bas dedans ? En as-tu idée ? Il y a quelqu’un qui pousse un sacré coup de gueule !
Infiniment soulagé de sa terreur initiale, Ninian redevint le farceur impénitent, le petit paysan sans le sou, le Benoît qu’il avait si bien incarné. Il baissa obséquieusement le front et avança vivement la main vers la bride.
— Ben, j’sais pas trop, patron ; y en a qui disent qu’on a arrêté un homme pour le meurtre du curé.
Il passa la main sur le chanfrein soyeux du cheval et entre les oreilles dressées ; le rouan secoua la tête, tourna, curieux, ses lèvres douces. Ninian sentit dans sa main son souffle chaud et accepta la caresse de bonne grâce.
— C’est une belle bête, seigneur ! J’en prendrai grand soin.
— Alors on a découvert l’assassin ? Pour une fois, la rumeur n’a pas menti.
En un clin d’œil le cavalier sauta à terre et passa à travers la foule comme le faucheur dans un champ de blé ; il avait les épaules assez solides et suffisamment de personnalité pour qu’on s’écarte sur son passage. Ninian resta là, la joue contre un flanc luisant, plein d’impressions désordonnées où se mêlaient le rire, la gratitude et l’impatience joyeuse d’un voyage qu’il entreprendrait sans le moindre regret, mais aussi un peu de tristesse et d’amertume en pensant qu’un être était mort avant son heure et qu’un autre s’en trouvait accusé. Il lui fallut quelque temps avant de penser à remettre son capuchon en place de façon à bien dissimuler son visage, mais par bonheur chacun s’intéressait au tohu-bohu qui régnait dans le cimetière et nul ne prêta la moindre attention à un domestique tenant le cheval de son maître. Excellente couverture, cet animal, qui l’empêchait toutefois de se rapprocher de la porte d’entrée et même en tendant l’oreille, il ne distinguait pas grand-chose du désordre qui se devinait à l’intérieur. La clameur de terreur et de dénégation qui était parfaitement audible se prolongea un moment et les commentaires sur le mode aigu des spectateurs composaient autour de lui une symphonie discordante. Si des voix plus calmes s’élevaient, celle de l’abbé ou de Hugh Beringar, elles étaient noyées dans le chaos environnant.
Ninian pressa son front contre la robe tiède de l’animal qui frémit doucement à ce contact et il offrit une fervente action de grâce pour cette délivrance si opportune.
Au cœur du tumulte s’éleva la voix de l’abbé, qu’il avait rarement besoin de forcer et qu’il força cependant pour obtenir un résultat immédiat.
— Assez ! Vous n’avez pas honte ? Vous déshonorez cette enceinte sacrée ! Assez, vous dis-je !
Il y eut un silence profond, soudain, qui aurait de nouveau pu dégénérer en chaos sans l’autorité de l’abbé.
— Que ceux qui n’ont rien à apporter de nouveau se taisent. Nous n’entendrons que ceux qui peuvent fournir des éléments intéressants. Ainsi, seigneur shérif, vous accusez Jordan Achard de meurtre. Sur quoi vous fondez-vous ?
— Sur un témoin qui est prêt à venir répéter qu’il a menti en prétendant avoir passé la nuit chez lui. S’il n’a rien à cacher, pourquoi s’est-il cru obligé de nous raconter des histoires ? Sur l’affirmation de quelqu’un qui l’a vu se faufiler sur le chemin du moulin le matin de Noël au point du jour. Voilà de quoi le rendre suspect, répondit vivement Hugh et, d’un geste, il signifia aux deux sergents de s’emparer du malheureux Jordan terrifié, qu’ils saisirent presque tendrement par le bras.
— Il est de notoriété publique qu’il en voulait au père Ailnoth, qui plus est, ajouta Hugh.
— Seigneur abbé, balbutia Jordan, tout tremblant, je le jure sur mon âme, je n’ai jamais porté la main sur le curé. Je ne l’ai pas vu, je n’y étais pas... ce n’est pas vrai... ils en ont menti...
— Il semblerait, objecta Radulphe, que d’autres soient également prêts à jurer le contraire.
— C’est moi qui ai dit l’avoir vu, intervint le cousin du bailli, très ennuyé et troublé par le résultat qu’il avait obtenu. Je ne pouvais pas prétendre le contraire, car c’est tout ce qu’il y a d’exact. Le jour était à peine levé, c’est la vérité du bon Dieu. Mais je n’ai jamais voulu lui nuire ; je ne pensais pas à mal, je croyais seulement qu’il venait de passer un bon moment. Je sais ce qu’on raconte à son sujet...
— Et qu’est-ce qu’on raconte à votre sujet, Jordan ? interrogea doucement Hugh.
Jordan avala sa salive et se tortilla, souffrant mille morts à l’idée de devoir avouer où il avait passé la nuit, ou s’il se taisait, de se retrouver dans une situation beaucoup plus compromettante.
— Je n’ai rien à me reprocher, je suis un homme respecté, lâcha-t-il, la sueur au front. D’accord, je me trouvais là, mais j’avais d’excellentes raisons... J’avais affaire, je voulais me montrer charitable envers la veuve Warren, de bonne heure ; elle habite près du moulin.
— Ainsi que sa petite garce de servante, s’écria quelqu’un, protégé par l’anonymat de la foule.
Un immense éclat de rire parcourut l’assistance, vite réprimé par le regard étincelant de l’abbé.
— Ah oui ? C’est bien vrai tout ça ? Et avec un peu de chance le père Ailnoth vous aura surpris, remarqua Hugh. Ce genre de plaisanterie ne l’aura guère enthousiasmé, à ce que je sais de lui. Il vous a surpris en train de vous glisser dans la maison, Jordan ? Il paraît qu’il ne perdait pas de temps pour châtier les pécheurs et qu’il avait la main leste. C’est comme ça que vous avez été amené à le tuer et à le laisser dans l’étang ?
— Jamais de la vie ! hurla Jordan. Je vous donne ma parole que je n’ai rien eu à voir avec lui. Je suis tombé dans le péché avec cette fille, c’est tout. Je n’ai pas bougé de sa chambre. Demandez-lui, elle vous le confirmera ! J’ai passé toute la nuit avec elle...
Pendant tout ce temps, Cynric avait continué patiemment, régulièrement, à refermer la tombe sans se presser ni prêter apparemment grande attention à tout ce tapage dans son dos. Durant le dernier échange, il s’était redressé et il s’étira jusqu’à ce que ses articulations craquent. Ensuite il se tourna pour s’introduire au milieu du cercle, continuant à balancer sa bêche au bout de son bras.
Cette intrusion étrange de la part d’un personnage aussi solitaire et réservé incita chacun à se taire et attira tous les regards.
— Laissez-le tranquille, seigneur, articula Cynric. Jordan n’a rien à se reprocher concernant le décès de cet individu.
Il tourna vers Hugh sa tête grisonnante, son long visage sombre, aux yeux creux.
— Je suis seul à savoir comment Ailnoth a trouvé la mort, ajouta-t-il simplement.
Il se fit alors un silence complet, plus intense que celui que l’autorité de l’abbé avait réussi à imposer, un silence assez profond pour s’y noyer, comme cela avait été le sort d’Ailnoth. Grand et digne dans ses vieux habits noirs, le sacristain attendit des questions supplémentaires, sans crainte ni regret, ne trouvant rien d’étrange à ce qu’il venait de déclarer, ne cherchant pas à expliquer pourquoi il parlait si tard ni à fournir plus de détails, mais prêt à éclairer la lanterne de qui voudrait en savoir davantage.
— Vous étiez donc au courant, remarqua l’abbé, stupéfait, après avoir longuement contemplé l’homme qui se trouvait devant lui. Et vous n’avez rien dit avant ?
— Ça ne m’a pas paru indispensable. Personne n’était menacé, jusqu’à maintenant du moins. Etant donné la situation, il valait mieux laisser les choses en l’état.
— Qu’est-ce que vous racontez ? interrogea Radulphe, saisi d’un doute. Vous étiez sur place... vous avez assisté à tout... Est-ce que c’était vous ?
— Mais non, riposta Cynric, secouant lentement sa longue tête aux cheveux gris, de la voix douce et patiente qu’il avait envers des enfants curieux. J’étais là-bas, au premier rang, d’accord, mais je ne l’ai pas touché.
— Alors, allez-y, suggéra Hugh. Qui l’a tué ?
— Personne ne l’a tué. Ceux qui vivent par la violence périront par la violence. Ce n’est que justice.
— Expliquez-nous, reprit Hugh, tout aussi doucement. Expliquez-nous comment c’est venu. Il faut qu’on sache afin de retrouver notre tranquillité. Ainsi, d’après vous, cette mort était un accident ?
— Oh ! sûrement pas ! s’exclama Cynric dont le regard flamboya au fond de ses orbites. Un jugement !
Il s’humecta les lèvres, leva la tête vers la chapelle de la Vierge, au-dessus d’eux, comme si lui, qui était illettré, pouvait y lire les mots qu’il devrait prononcer alors que par nature c’était un taciturne.
— Cette nuit-là, je suis allé à l’étang. Cela m’arrive souvent à cette heure, quand il n’y a pas de lune et que je ne risque pas de rencontrer quelqu’un. Là-bas, entre les saules, après le moulin, où elle s’est jetée à l’eau... Eluned, la fille Nest... parce qu’Ailnoth lui avait refusé la confession et les sacrements de l’Eglise, après l’avoir dénoncée devant toute la paroisse et lui avoir claqué la porte au nez. Il aurait aussi bien pu lui plonger un poignard en plein cœur, ça aurait été moins cruel. Toute cette beauté, cette lumière dont il nous a privés... Je la connaissais bien, elle était souvent venue chercher un réconfort du vivant du père Adam et jamais il ne l’avait rejetée. Quand elle ne se lamentait pas sur ses péchés, elle était comme un oiseau, une fleur, une véritable joie pour les yeux. Les êtres vraiment beaux ne sont pas si nombreux à la surface de la terre qu’un homme puisse en détruire un sans remords. Et quand elle s’adressait des reproches, elle était comme une enfant... Oui, c’était une enfant qu’il a chassée...
Il se tut un moment comme si les mots étaient devenus difficiles à déchiffrer à cause du chagrin qui l’aveuglait ; il plissa son grand front pour mieux les percevoir, mais personne ne se risqua à ouvrir la bouche.
— J’étais là-bas, à l’endroit où Eluned est entrée dans l’étang, quand il est apparu au bout du sentier. J’ignorais qui c’était, il n’est pas venu jusqu’à l’endroit où je me trouvais, mais il y avait quelqu’un près du moulin, un homme qui marmonnait et tapait du pied, dans une colère noire, semblait-il. Puis une femme est arrivée après lui, en chancelant ; je l’ai entendue le supplier ; elle s’est agenouillée en pleurant devant lui. Il a essayé de se débarrasser d’elle mais elle ne voulait pas le laisser aller. Il l’a frappée, le bruit du coup était très audible. Elle a poussé un gémissement, c’est tout. A ce moment je me suis approché, craignant qu’il se commette un meurtre et je me suis rendu compte – pas très distinctement, mais j’avais mes yeux de nuit, et je n’ai aucun doute – qu’il recommençait à la menacer de son bâton. Pour se protéger elle s’y est accrochée des deux mains ; il l’a secouée de toutes ses forces et il a fini par le lui arracher... La femme s’est sauvée en courant, trébuchant sur le sentier, mais je doute qu’elle ait remarqué la même chose que moi. J’ai compris qu’il partait en arrière. Les branches ont plié sous son poids et se sont rompues. Il y a eu un bruit d’eau, pas très fort, quand il a plongé dans la mare.
Le silence se rétablit, long et profond, pendant que l’homme réfléchissait, s’efforçant de se rappeler les choses exactement puisque c’était ce qu’on attendait de lui. Frère Cadfael, arrivant tranquillement derrière les religieux stupéfaits, n’avait saisi que la dernière partie du récit de Cynric, mais en l’écoutant, il serrait dans sa main la preuve toute fripée que la sacristain disait vrai. Le piège de Hugh s’était refermé sur le vide ou, plus exactement, il avait libéré tout le monde. Il parcourut du regard le cercle muet où se trouvait Diota que Sanan entourait de son bras. Les deux femmes avaient tiré leur capuchon sur leur visage. De l’une de ses mains déchirées par les rebords tranchants de la bague d’argent, Diota retenait les plis de son manteau.
— Je me suis rapproché, continua Cynric, et j’ai regardé dans l’eau. C’est seulement alors que j’ai su qu’il s’agissait d’Ailnoth. Il flottait à mes pieds, assommé ou étourdi... J’ai reconnu son visage. Il avait les yeux ouverts... J’ai tourné le dos et je suis parti, comme il lui avait tourné le dos à elle, la laissant dehors, en pleurs, et aussi à cette femme qu’il avait frappée... Si Dieu avait voulu qu’il vive, il ne serait pas mort. Sinon pourquoi cela se serait-il passé précisément à cet endroit ? Et qui suis-je pour m’arroger le privilège de Dieu ?
Il exposa tout cela de la même voix tranquille qu’il aurait eue pour rendre compte du nombre de cierges achetés pour l’autel de la paroisse. Les phrases venaient lentement avec un effort, après réflexion, car il s’efforçait que tout fût clair maintenant que cela s’avérait nécessaire. Mais pour l’abbé Radulphe, il y avait dans ce récit comme un écho prophétique. Même si le sacristain avait voulu sauver le curé, y serait-il parvenu ? Ce dernier n’était-il pas déjà perdu ? Et puis seul, dans l’obscurité, sans avoir le temps d’appeler à l’aide, chacun se préparant pour l’office du soir, avec la gêne causée par la rive en surplomb et le poids mort de cet homme solide sur les bras, aurait-il été possible de le tirer d’affaire sans le secours de personne ? Mieux valait supposer la chose impossible et accepter ce qui, selon Cynric, avait été le jugement de Dieu.
— Et maintenant, avec votre permission, seigneur abbé, conclut-il, après avoir attendu courtoisement mais en vain un commentaire ou une question quelconque, si vous n’avez plus besoin de moi, je vais terminer ce que j’ai commencé, car pour exécuter un bon travail, il me faudra presque tout ce qui reste de lumière du jour.
— Allez-y, concéda l’abbé, le regardant un moment sans exprimer le moindre reproche ni déceler l’ombre d’un doute. Vous viendrez me voir pour qu’on vous règle quand vous aurez fini.
Cynric retourna à sa tâche comme il était venu et ceux qui le fixaient dans un mutisme teinté de crainte et de respect ne virent aucun changement dans le rythme de sa démarche ni dans sa manière calme et ferme de manier la bêche.
Radulphe se tourna vers Hugh puis vers Jordan Achard, muet et tout flageolant entre ses gardes, soulagé mais pas encore remis de sa frayeur. Pendant un bref instant, il flotta sur le visage de l’abbé un sourire discret et fugitif.
— Seigneur shérif, il me semble que l’accusation que vous avez portée contre cet homme tombe d’elle-même. Quel que soit le poids qu’il a sur la conscience, insista-t-il, adressant au misérable un regard sévère, je lui conseille de s’en ouvrir en confession. Et d’éviter de recommencer ! Il serait bien inspiré de réfléchir aux dangers que sa vie dissolue a failli lui valoir et de considérer cette journée comme un avertissement.
— Pour ma part, je suis heureux de connaître la vérité et de savoir que nul de nos concitoyens ne s’est rendu coupable de meurtre, déclara Hugh. Maître Achard, vous pouvez disposer. Estimez-vous heureux d’avoir une épouse loyale et fidèle. Et vous avez eu de la veine de trouver quelqu’un pour parler en votre faveur, car sans un témoin aussi précieux, vous étiez plutôt mal parti. Laissez-le aller, ordonna-t-il à ses sergents. Qu’il retourne à ses occupations. Il est bien entendu redevable d’un don à l’autel paroissial en guise de remerciement pour s’en être tiré à si bon compte.
C’est tout juste si le boulanger ne s’écroula pas sur le sol quand les deux gens d’armes le lâchèrent, si bien que Will Warden, à titre amical, lui prêta un bras secourable pour le soutenir jusqu’à ce qu’il tînt suffisamment sur ses jambes. Maintenant tout était vraiment fini, mais chacun était si pétrifié d’étonnement qu’il fallut une autre bénédiction servant de congé pour inciter les gens à partir.
— Allez, mes amis, intima l’abbé, acceptant cette nécessité non sans quelque brusquerie. Priez pour l’âme du père Ailnoth et rappelez-vous que les erreurs de nos semblables ne devraient servir qu’à nous porter à nous pencher sur les nôtres. Allez, et ayez confiance en nous qui avons cette paroisse à charge et qui nous soucierons d’abord de vos besoins dans les décisions que nous prendrons.
Et il les bénit avec une vigueur et une brièveté qui contribuèrent à les disperser. Pour le moment les gens ne soufflaient mot en fondant comme neige au soleil, mais ce mutisme ne tarderait pas à leur passer. La ville et la Première Enceinte résonneraient des nombreux récits contradictoires touchant les événements de la matinée pour se transformer, ultime avatar, en légende, en souvenir populaire de choses d’importance dont on aurait été témoin bien longtemps auparavant.
— Et vous, mes frères, reprit Radulphe d’une voix brève à l’intention de son propre troupeau de colombes effarouchées qui roucoulaient dans tous les sens, reprenez vos tâches quotidiennes et préparez-vous pour le dîner.
Ils se dispersèrent presque craintivement et se séparèrent à l’instar des citadins, d’abord sans but apparent, avant de se diriger lentement vers le lieu où ils étaient censés se trouver à présent.
Comme des étincelles échappées d’un feu ou de la poussière chassée par le vent, ils s’en allèrent, encore à demi étourdis par ce qui venait de leur être révélé. Le seul qui s’occupât de son travail délibérément, méthodiquement, était Cynric qui jouait de la bêche sous le mur.
Frère Jérôme, profondément troublé par ce qui venait de se produire et qui cadrait plutôt mal avec sa conception de la règle et de la routine propres aux bénédictins, se mit en devoir de rassembler quelques-unes de ses brebis égarées qu’il dirigea vers le lavatorium. Il enjoignit aussi à certains paroissiens attardés de quitter l’enclave de l’abbaye. Au cours de cette opération il se rapprocha des portes ouvertes à deux battants sur la Première Enceinte et il se rendit compte de la présence d’un jeune homme dans la rue, qui, tenant la bride d’un cheval, jetait de temps en temps un coup d’œil à ceux qui sortaient mais son visage, protégé par une capuche, n’était guère visible. Il y avait cependant quelque chose en lui qui attira le regard perçant de frère Jérôme. Quelque chose qu’il ne reconnaissait pas tout à fait puisque manteau et capuchon lui étaient inconnus. Pourtant, dans cette figure obstinément cachée, il lui semblait retrouver un peu d’un certain jeune homme bien connu des religieux auparavant et qui avait disparu dans des circonstances pas banales. Si seulement cet individu consentait à tourner la tête !
Cadfael, qui traînait pour assister au départ de Sanan et de Diota, les vit au contraire se renfoncer dans l’ombre du mur de la chapelle afin d’y attendre que la plus grande partie de la foule se fût mise en branle en direction de la Première Enceinte. C’est de Sanan que vint l’impulsion ; remarquant qu’elle posait la main sur le bras de sa compagne pour l’arrêter, il se demanda à quoi rimait ce geste. Avait-elle aperçu dans la cohue quelqu’un qu’elle ne tenait pas à rencontrer ? Désireux de savoir de qui il s’agissait, il parcourut du regard la masse de ceux qui s’en allaient et vit au moins quelqu’un qu’elle apprécierait médiocrement de croiser. Et cette personne n’avait-elle pas, comme Diota, bien tiré son capuchon sur son visage pendant les quelques instants où Cadfael s’était absenté, comme si elle tenait à éviter qu’on la remarque ou la reconnaisse ?
A présent les deux femmes commençaient à suivre les autres mais lentement, prudemment, et Sanan ne quittait pas des yeux le dos d’un homme de haute taille qui était presque parvenu aux portes. C’est ainsi que la jeune fille et Cadfael aperçurent en même temps ou presque frère Jérôme qui sembla hésiter une seconde avant de se diriger vers la rue, très décidé. En suivant la trajectoire convergente de ces deux dos parfaitement dissemblables, l’un droit et sûr de lui, l’autre maigre et voûté, ils ne purent manquer le cheval qui attendait sur la chaussée et le jeune homme qui le tenait par la bride.
Frère Jérôme avait encore un doute, mais il comptait en avoir le cœur net, même s’il devait pour cela quitter la clôture sans autorisation ni raison valable. On lui pardonnerait sa désobéissance s’il réussissait à lancer l’alarme à bon droit et contribuait à remettre à la justice royale un ennemi en fuite. D’après le shérif, il y avait un garde à l’extérieur. Il lui suffisait de crier et les soldats tomberaient sur leur proie qui s’attardait à deux pas, se croyant en sécurité. S’il s’agissait, vraiment, de ce jeune homme que l’on connaissait sous le nom de Benoît, naturellement.
Mais si Jérôme avait encore des doutes, ce n’était le cas ni de Sanan ni de Cadfael. Qui, en ces lieux, avait aussi bien connu cette silhouette et cette allure, sinon eux ? Et voilà Jérôme qui marchait vers son but avec des intentions manifestement malveillantes sans qu’ils puissent empêcher cette catastrophe.
Sanan lâcha le bras de Diota et s’élança en avant. Cadfael, s’approchant sous un autre angle, cria « Mon frère ! » d’un ton péremptoire à Jérôme, avec une indignation hypocrite dont l’intéressé lui-même n’aurait pu se formaliser. Mais il ne réussit pas à détourner son attention. Jérôme, le nez sur la piste d’un malfaiteur, était aussi inflexible que le père Ailnoth lui-même. Ce fut quelqu’un d’autre qui se chargea de l’arrêter.
Celui dont Ninian tenait le cheval quittait à grands pas un lieu où il n’avait plus rien à craindre. Très satisfait il arriva à la porte, précédant d’un ou deux pas Jérôme qu’il frôla en débouchant sur la Première Enceinte. Ce n’est pas ainsi qu’il avait envisagé la fin de l’histoire, mais dans l’ensemble il n’était pas mécontent. Tant qu’on ne le soupçonnait pas de déloyauté et qu’on ne cherchait pas à lui prendre ses terres, il ne nourrissait aucun grief envers ce jeune homme imprudent qui lui avait causé tant d’inquiétude. Qu’il s’en aille tranquille, pourvu qu’il ne revienne jamais semer le trouble dans la région.
Ninian avait tourné la tête pour voir approcher l’homme dont il gardait la monture et au même instant il distingua frère Jérôme qui, semblable à un roquet hargneux, allait lui tomber dessus. Il ne lui restait plus assez de temps pour s’esquiver et il décida de rester sur place pour l’affronter. Heureusement le cavalier coiffa tout juste le limier au poteau et en toute sérénité frappa gentiment le jeune homme sur l’épaule quand ce dernier lui tendit la bride. Ninian se hâta de plonger vers l’étrier et de le tenir pour aider le seigneur à se mettre en selle.
Il n’en fallait pas plus ! Jérôme s’arrêta si brusquement dans l’encadrement de la porte qu’Erwald, qui arrivait derrière, lui rentra dedans et l’écarta de sa grosse main au passage, sans méchanceté. A ce moment le cavalier avait négligemment remercié Ninian non sans lui avoir glissé une pièce d’argent dans la main ; puis il s’éloigna au petit trot sur la Première Enceinte et disparut au coin du champ de foire aux chevaux avec son soi-disant palefrenier qui le suivait à pied, au pas de course.
« Eh bien, il s’en est fallu d’un cheveu ! » songea Ninian, qui reprit une allure plus normale dès qu’il fut hors de vue après avoir passé l’angle du haut mur. Et, ravi, il fit sauter dans sa main la pièce qu’un seigneur généreux lui avait donnée. « Béni soit cet homme dont j’ignore le nom, il m’a sauvé la vie ou, tout au moins, la mise ! Un homme aisé et manifestement connu dans les parages. Tant mieux pour moi que ses valets d’écurie ne bénéficient pas de la même notoriété, et qu’ils n’aient pas tous de la barbe et la cinquantaine, sinon j’aurais été dans de beaux draps ! »
« Eh bien, il s’en est fallu d’un cheveu ! » songea à son tour Cadfael, poussant un grand soupir de soulagement. Rasséréné, il retourna vers l’endroit où l’abbé Radulphe était encore en pleine discussion avec Nugh, sous le beau vitrail à l’est de la chapelle de la Vierge. « Décidément, les voies du Seigneur sont impénétrables. » En tout cas, c’était une conclusion parfaitement appropriée.
« Eh bien, il s’en est fallu d’un cheveu ! » songea Sanan, effarée et encore toute tremblante. Sa peur se changea soudain en éclat de rire. « Il n’a aucune idée de ce qui s’est passé ! Et il n’est pas le seul ! J’imagine déjà sa tête quand je vais tout lui raconter ! »
« Eh bien, il s’en est fallu d’un cheveu ! » songea Jérôme, qui se dépêchait, plein de reconnaissance, de revenir à ses occupations normales. « J’aurais vraiment eu mauvaise mine en allant lui chercher noise. C’était une simple ressemblance et rien de plus. J’en ai eu de la chance que son maître arrive juste avant moi et m’évite de me donner en spectacle. »
Car bien évidemment, Ralph Giffard était la dernière personne qu’on aurait pu soupçonner d’avoir à son service cet individu qu’en loyal sujet il avait dénoncé au bras séculier !